Lorenzaccio - Acte V - Scène 5

Une place. — Florence.

L’ORFÈVRE et LE MARCHAND DE SOIE, assis.

Le marchand.

Observez bien ce que je dis ; faites attention à mes paroles. Le feu duc Alexandre a été tué l’an 1536, qui est bien l’année où nous sommes. Suivez-moi toujours. Il a donc été tué l’an 1536 ; voilà qui est fait. Il avait vingt-six ans ; remarquez-vous cela ? mais ce n’est encore rien. Il avait donc vingt-six ans ; bon. Il est mort le 6 du mois ; ah ! ah ! savez-vous ceci ? n’est-ce pas justement le 6 qu’il est mort ? Écoutez maintenant. Il est mort à six heures de la nuit. Qu’en pensez-vous, père Mondella ? voilà de l’extraordinaire, ou je ne m’y connais pas. Il est donc mort à six heures de la nuit. Paix ! ne dites rien encore. Il avait six blessures. Eh bien ! cela vous frappe-t-il à présent ? Il avait six blessures, à six heures de la nuit, le 6 du mois, à l’âge de vingt-six ans, l’an 1536. Maintenant, un seul mot : il avait régné six ans.

L’orfèvre.

Quel galimatias me faites-vous là, voisin !

Le marchand.

Comment ! comment ! vous êtes donc absolument incapable de calculer ? vous ne voyez pas ce qui résulte de ces combinaisons surnaturelles que j’ai l’honneur de vous expliquer ?

L’orfèvre.

Non, en vérité, je ne vois pas ce qui en résulte.

Le marchand.

Vous ne le voyez pas ? Est-ce possible, voisin, que vous ne le voyiez pas ?

L’orfèvre.

Je ne vois pas qu’il en résulte la moindre des choses. — À quoi cela peut-il nous être utile ?

Le marchand.

Il en résulte que six Six ont concouru à la mort d’Alexandre. Chut ! ne répétez pas ceci comme venant de moi. Vous savez que je passe pour un homme sage et circonspect ; ne me faites point de tort, au nom de tous les saints ! La chose est plus grave qu’on ne pense ; je vous le dis comme à un ami.

L’orfèvre.

Allez vous promener ; je suis un homme vieux, mais pas encore une vieille femme. Le Côme arrive aujourd’hui, voilà ce qui résulte le plus clairement de notre affaire ; il nous est poussé un beau dévideur de paroles dans votre nuit de six Six. Ah ! mort de ma vie ! cela ne fait-il pas honte ? Mes ouvriers, voisin, les derniers de mes ouvriers frappaient avec leurs instruments sur les tables, en voyant passer les Huit, et ils leur criaient : « Si vous ne savez ni ne pouvez agir, appelez-nous, qui agirons. »

Le marchand.

Il n’y a pas que les vôtres qui aient crié ; c’est un vacarme de paroles dans la ville comme je n’en ai jamais entendu, même par ouï-dire.

L’orfèvre.

On demande les boules1 ; les uns courent après les soldats, les autres après le vin qu’on distribue, ils s’en remplissent la bouche et la cervelle, afin de perdre le peu de sens commun et de bonnes paroles qui pourraient leur rester.

Le marchand.

Il y en a qui voulaient rétablir le conseil, et élire librement un gonfalonier, comme jadis.

L’orfèvre.

Il y en a qui voudraient, comme vous dites ; mais il n’y en a pas qui aient agi. Tout vieux que je suis, j’ai été au Marché-Neuf, moi, et j’ai reçu dans la jambe un bon coup de hallebarde, parce que je demandais les boules. Pas une âme n’est venue à mon secours. Les étudiants seuls se sont montrés.

Le marchand.

Je le crois bien. Savez-vous ce qu’on dit, voisin ? On dit que le provéditeur, Roberto Corsini, est allé hier soir à l’assemblée des républicains, au palais Salviati.

L’orfèvre.

Rien n’est plus vrai ; il a offert de livrer la forteresse aux amis de la liberté, avec les provisions, les clefs, et tout le reste.

Le marchand.

Et il l’a fait, voisin ? est-ce qu’il l’a fait ? C’est une trahison de haute justice.

L’orfèvre.

Ah bien oui ! on a braillé, bu du vin sucré, et cassé des carreaux ; mais la proposition de ce brave homme n’a seulement pas été écoutée. Comme on n’osait pas faire ce qu’il voulait, on a dit qu’on doutait de lui, et qu’on le soupçonnait de fausseté dans ses offres. Mille millions de diables ! que j’enrage ! Tenez ! voilà les courriers de Trebbio qui arrivent ; Côme n’est pas loin d’ici. Bonsoir, voisin, le sang me démange ! il faut que j’aille au palais.

Il sort.

Le marchand.

Attendez donc, voisin ; je vais avec vous.

Il sort. — Entre un précepteur avec le petit Salviati, et un autre avec le petit Strozzi.

Le premier précepteur.

Sapientissime doctor, comment se porte Votre Seigneurie ? Le trésor de votre précieuse santé est-il dans une assiette régulière, et votre équilibre se maintient-il convenable par ces tempêtes où nous voilà ?

Le deuxième précepteur.

C’est chose grave, seigneur docteur, qu’une rencontre aussi érudite et aussi fleurie que la vôtre, sur cette terre soucieuse et lézardée. Souffrez que je presse cette main gigantesque, d’où sont sortis les chefs-d’œuvre de notre langue. Avouez-le, vous avez fait depuis peu un sonnet.

Le petit Salviati.

Canaille de Strozzi que tu es !

Le petit Strozzi.

Ton père a été rossé, Salviati.

Le premier précepteur.

Ce pauvre ébat de notre muse serait-il allé jusqu’à vous, qui êtes homme d’art si consciencieux, si large et si austère ? Des yeux comme les vôtres, qui remuent des horizons si dentelés, si phosphorescents, auraient-ils consenti à s’occuper des fumées peut-être bizarres et osées d’une imagination chatoyante ?

Le deuxième précepteur.

Oh ! si vous aimez l’art, et si vous nous aimez, dites-nous, de grâce, votre sonnet. La ville ne s’occupe que de votre sonnet.

Le premier précepteur.

Vous serez peut-être étonné que moi, qui ai commencé par chanter la monarchie en quelque sorte, je semble cette fois chanter la république.

Le petit Salviati.

Ne me donne pas de coups de pied, Strozzi.

Le petit Strozzi.

Tiens, chien de Salviati, en voilà encore deux.

Le premier précepteur.

Voici les vers :

Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre…

Le petit Salviati.

Faites donc finir ce gamin-là, monsieur ; c’est un coupe-jarret. Tous les Strozzi sont des coupe-jarrets.

Le deuxième précepteur.

Allons ! petit, tiens-toi tranquille.

Le petit Strozzi.

Tu y reviens en sournois ! Tiens ! canaille, porte cela à ton père, et dis-lui qu’il le mette avec l’estafilade qu’il a reçue de Pierre Strozzi, empoisonneur que tu es ! Vous êtes tous des empoisonneurs.

Le premier précepteur.

Veux-tu te taire, polisson !

Il le frappe.

Le petit Strozzi.

Aïe ! aïe ! il m’a frappé.

Le premier précepteur.

Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre,
Sous des soleils plus mûrs et des cieux plus vermeils.

Le petit Strozzi.

Aïe ! aïe ! il m’a écorché l’oreille.

Le deuxième précepteur.

Vous avez frappé trop fort, mon ami.

Le petit Strozzi rosse le petit Salviati.

Le premier précepteur.

Eh bien ! qu’est-ce à dire ?

Le deuxième précepteur.

Continuez, je vous en supplie.

Le premier précepteur.

Avec plaisir ; mais ces enfants ne cessent pas de se battre.

Les enfants sortent en se battant. Ils les suivent.

1. On comprend qu’il s’agit ici d’élections.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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